dimanche 20 janvier 2008

Aux portes de l'enfer chinois

Détail d'une peinture de Xu Guan 徐莞 (XVIIIe s.)
[Le palais du printemps (2006, p. 157)]

Chose promise (ici), chose due, savoir une rapide présentation des ouvrages tirés de l'enfer chinois disponibles en langue française. Mais avant d'en dérouler l'inventaire - dans un prochain billet ! -, voici des conseils de lectures préliminaires. En effet, le sujet est délicat ; une approche trop brutale pourrait conduire les moins préparés à commettre des contresens ou à se braquer contre un des aspects les plus naturels de la vie des Chinois des temps anciens et la manière dont ils en rendaient compte dans leurs écrits. Quoi de mieux pour s’y préparer que de lire attentivement, ou de feuilleter, quelques publications récentes qui donnent à voir et à comprendre ?

Parmi celles-ci notons d'abord Le Palais du printemps. Peintures érotiques de Chine (Paris : Paris Musées/Editions Findakly, 2006, 256 p.), très beau et riche catalogue de l'exposition qui s'est tenue au Musée Cernuschi (Paris) entre le 3 février et le 7 mai 2006 et qui permettait de faire découvrir la collection réunie par Ferdinand Bertholet, collection unique que plusieurs ouvrages comme Les Jardins du plaisir (Paris : Philippe Rey, 2003, 188 p.) et Rêves de Printemps, l'art érotique en Chine. Collection Bertholet (Arles : Philippe Picquier, 1998, traduction de Dreams of Spring. Erotic Art of China. Amsterdam: The Pepin Press, 1997) pour s'en tenir qu'aux plus récents, avaient déjà dévoilée. Cette présentation l'emporte sur les précédentes par le nombre d'œuvres reproduites et aussi la qualité du travail éditorial (textes, bibliographie, index et glossaire des caractères chinois, mise en page, impression) conduit par Eric Lefebvre. Il propose également deux articles liminaires d’un grand intérêt : l'un (p. 29-42) du grand spécialiste de la peinture chinoise, James Cahill (Université de Berkeley), l'autre d'un fin connaisseur de l'érotisme chinois et de la littérature qu'il a suscité, savoir André Lévy (p. 11-27).


En effet, André Lévy avait déjà manifesté son intérêt pour cet aspect de la culture chinoise en présentant et traduisant un des nombreux manuels du sexe que la Chine a produit, le Sunü miaolun 素女妙論 (1566) : Le sublime discours de la Fille Candide. Manuel d'érotologie chinoise (Picquier, « Le pavillon des corps curieux », 2000, 109 p). Malgré sa forme dialoguée – une figure de style souvent reprise dans ce registre d’écrits : ici, une discussion fictive entre l’Empereur Jaune et la Fille Candide, qui n’est, nous dit la quatrième de couverture, « ni tombée de la lune ni de la dernière pluie » -, on est loin des fictions qui visent à troubler les esprits et éveiller les sens. On goûtera néanmoins cette traduction comme une des plus agréables à lire pour ce genre de textes et aussi pour son riche appareil critique lequel rendra bien des services : son répertoire (p. 77-109) est une mine d’informations à laquelle ne font défaut que les caractères chinois.

Le lecteur curieux pourrait même s’enhardir à compléter sa formation. En attendant la sortie française (attendue aux Editions Robert Laffont) d'une Histoire de la sexualité chinoise du Pr. Liu Dalin 劉達臨, l'expert incontesté des études sur la sexualité chinoise, il lui faudra encore se contenter d'un des travaux sinologiques les plus connus de Robert H. van Gulik (1910-1967), La vie sexuelle dans la Chine ancienne (Traduction par Louis Evrard de Sexual Life in Ancient China: A Preliminary Survey of Chinese Sex and Society from ca. 1500 B.C. till 1644 A.D.. Paris : Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1971 ou « TEL » n° 17, 1977). A ce « survol liminaire » toujours très instructif, il peut ajouter la lecture d’Art of the Bedchamber: The Chinese Sexual Yoga Classics (New York : SUNY, 1992), le très complet ouvrage de Douglas Wile, une sorte de « thesaurus de tous les textes connus et moins connus de techniques sexuelles » [A. Lévy, T’oung Pao LXXIX (1993), p. 362)], ou encore celle de The Culture of Sex in Ancient China de Paul Rakita Goldin (Honolulu : University of Hawaii Press, 1999, 231 p.). Ceci fait, il sera en meilleure posture pour distinguer le bon grain de l’ivraie dans l’abondante littérature sur un sujet sur lequel il a été souvent écrit en pure perte.
  • TRAVAUX PRATIQUES (facultatifs) : en fonction des connaissances acquises, évaluer le dernier ouvrage en date à vouloir contribuer à former le public français aux subtilités et à la gymnastique sexuelles chinoises qui semble bien être L'art d'aimer à la chinoise de Liao Yi Lin que les Editions de la Martinière (2007, 168 p.) présentent ainsi : « Découvert lors des fouilles archéologiques de Ma wang dui dans la province de Hunan, ce manuscrit du début de l'ère chrétienne est un recueil sur l'alchimie taoïste sexuelle. Liao Yi Lin, spécialiste en philosophie et littérature chinoise, propose la première traduction française de l'Art d'aimer à la chinoise, art de vivre ancestral, plein de richesses pour les lecteurs d'aujourd'hui qui sauront y trouver les clefs d'une sexualité saine et chargée de spiritualité. »
Pour conclure provisoirement ce chapitre, disons : qu'on les découvre par l'intermédiaire de savantes traductions et d'érudites études, ou, comme c'est trop souvent le cas, à travers d'affligeantes entreprises de vulgarisation à visée commerciale, les techniques sexuelles chinoises et les textes qui les ont transmises ne sont pas à confondre avec l'expression littéraire de l'érotisme chinois ; s’ils nous apprennent beaucoup sur la vision que les Chinois d’antan se faisaient du monde et de leur corps, sur une part de leur imaginaire et de leurs croyances, ils devraient laisser froid le lecteur simplement curieux de savoir comment on s'aimait et se désirait avant l'avènement de la République (1911). Ils pourraient également le faire sourire, et parfois même se tordre de rire, ce qui n'est, après tout, pas un mince bénéfice. Les Chinois eux-mêmes savaient prendre la distance nécessaire avec ce corpus hétéroclite et ses enseignements : les experts ès sexe que l'on croise dans les romans sont souvent décrits sous les traits d'escrocs sans conscience, d’imposteurs incompétents et de dangereux profiteurs habiles à exploiter la naïveté propre à la gent masculine.

Illustration tirée du juan 22 du Ishimpô 醫心方 (vers 982-984) compilé par Tamba Yasunori 丹波康賴 (912-995), dont le juan 28 [« Fangnei» 房內]
« consacré aux prescriptions de la chambre est la source majeure, voire unique, de la reconstitution des anciens classiques sexuels chinois que l'on date généralement du VIe siècle » (A. Lévy, Le sublime discours, p. 95)


Mais ne nous égarons pas dans une zone où le littéraire n'a pas droit de cité et revenons à la fiction narrative de la Chine ancienne en traduction pour constater que
  • le public français est mieux loti que l'anglo-saxon : si on se contente des titres publiés ces quinze dernières années, on peut dénombrer une quinzaine de romans ou recueils de contes clairement érotiques dont la diffusion a toujours été problématique. Leurs titres - l'original et les titres alternatifs choisis pour tromper les autorités - figurent encore sur les listes de proscription de la République Populaire de Chine après avoir été inscrits sur celles de la dynastie mandchoue. Il est donc en théorie impossible de les trouver là-bas autrement que dans des éditions rares pieusement conservées dans les bibliothèques les plus prestigieuses, ou alors sous forme de fac-similés à tirage limité et hors de prix. En théorie donc, ces fictions seraient plus faciles d'accès chez nous en traduction qu'en RPC en langue originale. En réalité, la plupart de ces textes est accessible en ligne sur une bonne dizaine de sites à durée de vie variable qui s'empruntent ou se pillent une saisie informatique plus ou moins fiable pas toujours réalisée à partir d'éditions papier de qualité (sur ce point lire la suite).
  • quels que soient leurs mérites distinctifs, l'attention qu'ils ont reçu de la part de leur traducteur et de leur éditeur, les fictions dont il sera question plus tard ont toutes été traduites directement du chinois : je laisse donc volontairement de côté la traduction par Jean-Pierre Porret (1949) du Jin Ping Mei 金瓶梅 adapté en allemand (1930) par Franz Kuhn (1884-1961) et Femmes dernière un voile (Calmann-Lévy, 1962), version française de l'adaptation allemande (1956) que le même F. Kuhn donna de la suite du précédent roman écrite par Ding Yaokang 丁耀亢 (1599-1669).
  • puisque le roman chinois en langue vulgaire - tongsu xiaoshuo 通俗小說, genre vil et jugé dangereux pour bien des raisons - a été en butte à la censure, les titres traduits ont tous fait à un moment ou à un autre pendant la dynastie Qing partie de l'enfer chinois et sont donc identifiés comme « fictions à interdire et à détruire » jinhui xiaoshuo 禁毀小說. Les catalogues et inventaires de ces ouvrages douteux et à brûler que les autorités n'ont pas, fort heureusement, réussi à faire disparaître totalement, constituent un corpus assez important dont les précurseurs mémorables sont apparus au début des années 1990 (Xiao Xiangkai 蕭相愷, 1992 ; Li Mensheng 李夢生, 1994) et sont fréquemment réédités et augmentés --- je vous en épargne le détail. Ils fournissent de manière éclatante des illustrations (de 50 à 150 titres) au travail novateur publié dès 1957 par Wang Liqi 王利器 (1912-1998, alias Wang Xiaozhuan 王曉傳). Ce grand savant (voir ici) explora les raisons et les modalités de la censure chinoise pendant les trois dernières dynasties dans un ouvrage qui fait toujours référence : Yuan Ming Qing sandai xiaoshuo xiqu shiliao 元明清三代禁毀小說戲曲史料. André Lévy, encore, en rendit compte dans « La condamnation du roman en France et en Chine » (Etudes sur le conte et le roman chinois. Paris : EFEO, 1971, p. 1-13) dans lequel il notait : « Si la Chine a disposé avant l'Occident des deux conditions essentielles à la diffusion du « vrai roman », l'imprimerie et un public sachant lire, il ne semble pas qu'elle ait connu avant le XXe siècle les transformations économiques et sociales propres à en assurer le triomphe. La persécution du roman y est plus prolongée et moins systématique. N'y cherchons pas les parallèles jusque dans le détail et la chronologie. Les formes prises par la condamnation du genre romanesque sont bien chinoises. Elles n'en relèvent pas moins d'attitudes et de motivations qui ne diffèrent pas radicalement des nôtres. »
En conséquence, les romans dont la suite de ce billet fera état auront été visés pour au moins deux raisons : être des fictions narratives en langue vulgaire, ruiner avec plus ou moins de netteté et de virulence les bonnes mœurs en décrivant avec plus ou moins de bonheur et de détails le commerce des corps et le chavirement des sentiments. Ainsi et malgré l'attachement profond que j'ai pour Shuihuzhuan 水滸傳 et sa traduction par Jacques Dars (Au bord de l'eau. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, « Folio », 1997), je ne citerai pas ce chef-d'œuvre très tôt interdit, principalement pour incitation à la rébellion --- c'était en 1642 (voir Wang Liqi, op.cit., Shanghai guji, 1981, p. 17). Il sera évidemment question du Jin Ping Mei et de bien d'autres titres encore. A bientôt donc ! (P.K.)